lundi 27 septembre 2010

Le philosophe itinérant

Pierre est prof de philo, TZR dans l'académie de Reims. Cette année, son service est partagé entre trois lycées, le premier à Saint-Dizier, le second à 30 km de là et le troisième à 35 km du premier, mais dans la direction opposée. Chaque semaine il passe désormais huit heures sur les belles routes de la Haute-Marne. Trop heureux de cette situation, il a tenu à faire partager sa joie au recteur de son académie, pour le remercier de ce tournant dans une carrière qui se déroule dans une région où les routes sont plutôt droites et monotones.

"Monsieur le Recteur,
Ayant appris à la fin du mois d'août que mon service ne serait partagé qu'entre deux établissements à peine distants de 35 kms, c'est avec un immense soulagement que j'ai pris acte par téléphone d'un complément de service à effectuer dans un troisième établissement situé hors de ma zone. (...)
Depuis l'aire de repos de la RN4 d'où je vous écris, je ne me suis jamais senti autant indispensable qu'éparpillé ainsi entre tous ces lycées (...). Ravi grâce aux taxes sur le prix du Super, de participer à l'effort collectif pour résorber le déficit des caisses de l'Etat, je dilapide en carburant une partie de mon salaire, par ailleurs si élevé, et me réjouis que ces déplacements si mal remboursés soient de loin la solution la plus rentable.
Passant à peu près 8 heures par semaine sur les routes de Champagne, j'apprends aussi à rentabiliser mon temps: corriger les copies en conduisant est un peu délicat, mais il suffit d'attendre une grande ligne droite et de coincer le volant entre ses genoux - un jeu d'enfant ! Quant à la préparation des cours, j'ai pu, pendant une heure de trajet, méditer l'ébauche d'une leçon sur les rapports de l'Etat à l'individu, et sur l'aspect contradictoire de la formule "gestion des ressources humaines" (...).
Trois établissements, c'est le même métier en trois fois mieux : 3 codes pour la photocopieuse, 3 codes d'accès aux ordinateurs, un trousseau de clefs à faire palir les matons, 3 CPE que je ne verrai sans doute jamais, 36 collègues et 3 proviseurs-adjoints qui ont réussi à peaufiner à la dernière minute un magnifique emploi du temps, en casant très ingénieusement mes heures aux limites improbables de l'après-midi, dans les créneaux dont personne ne veut, de 16 h à 18 h.
Me voici donc "pion" à ma façon, pièce détachable, réajustable, interchangeable (...). Je ne boude pas ma chance, j'aurais pu travailler dans une entreprise plus sévère avec ses employés, comme France Télécom ; j'aurais été enfermé dans un bureau, condamné pour seule distraction à regarder par la fenêtre, d'où j'auras fini par me jeter. Au moins chez nous, on respecte les employés et leur travail.
Veuillez recevoir, sous le masque de cette ironie, l'expression de mon profond désarroi
".

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